4.2. L’entrée sur le marché des services de transport de voyageurs à grande vitesse constitue un parcours semé de difficultés techniques au cœur du système ferroviaire français, qu’un ensemble d’actions permettrait cependant d’atténuer

L’infrastructure de lignes à grande vitesse françaises présente un haut potentiel d’attractivité. D’une part, le réseau français de lignes à grande vitesse (ci-après « LGV ») est le deuxième plus important en longueur de lignes en Europe (2 600 km), après le réseau espagnol (2 800 km), et, d’autre part, sa situation géographique en Europe en fait un réseau au cœur des mobilités ferroviaires à grande vitesse, permettant de relier de nombreux pays européens (Espagne, Italie, Royaume-Uni, Allemagne, Belgique). Le fait que trois entreprises ferroviaires, Trenitalia – l’opérateur historique Italien –, la Renfe – l’opérateur historique espagnol – et la société Le Train – opérateur français nouvel entrant –, se positionnent sur le marché des services librement organisés à grande vitesse constitue une première en Europe, dans le cadre de l’ouverture à la concurrence des services de transport ferroviaire de voyageurs, et confirme l’attractivité du réseau français de LGV.

L’entrée de nouveaux opérateurs ferroviaires sur les services de trains aptes à la grande vitesse (TAGV) en France est toutefois loin de constituer un parcours simple et bien balisé. La préparation de l’entrée par les trois opérateurs mentionnés ci-avant témoigne des freins à l’entrée qui existent aujourd’hui.

Un premier frein concerne l’accès à des matériels roulants ferroviaires aptes à la grande vitesse. Faute, à ce stade, d’une demande suffisante, et du fait d’une faible liquidité des actifs en cause, aucune rame à grande vitesse n’est actuellement proposée à la location en France. Deux cas peuvent alors se présenter :

  • le cas d’opérateurs historiques européens opérant déjà des services à grande vitesse dans leurs pays d’origine, qui équipent les rames à grande vitesse dont ils disposent des systèmes de signalisation et de sécurité embarqués conçus pour circuler sur le réseau LGV français (cas de Trenitalia par exemple) ;
  • le cas de nouveaux entrants qui ne seraient pas liés à un opérateur historique européen et qui doivent par conséquent acquérir et adapter des TAGV circulant dans d’autres pays européens ou acquérir des TAGV neufs, très coûteux (en particulier dans le cadre de commandes de petites séries) et nécessitant des délais importants de construction et d’homologation.

Un deuxième frein majeur concerne l’équipement des TAGV en systèmes de signalisation et de sécurité embarqués requis pour circuler sur le réseau français des LGV.

Les rames aptes à la grande vitesse doivent en effet être équipées de systèmes de signalisation et de sécurité embarqués propres aux pays et aux infrastructures empruntées permettant leur circulation en parfaite sécurité. En France, comme dans les autres pays européens, avant d’être autorisé à circuler sur un réseau national, tout matériel roulant ferroviaire doit obtenir une homologation de sécurité prenant la forme d’une autorisation de mise sur le marché (AMM), validant en particulier le bon fonctionnement de l’architecture du système de signalisation et de sécurité embarqué à bord du train. Dans le cas des TAGV, ces systèmes de signalisation et de sécurité embarqués sont particulièrement importants car la circulation à grande vitesse impose (i) le déport d’une grande partie de la signalisation (en particulier les indications et limitations de vitesse, habituellement disposées latéralement le long des voies) sur le pupitre du conducteur et (ii) le renforcement des dispositifs de contrôle du mouvement et de l’arrêt d’urgence des trains.

Ainsi, pour circuler sur le réseau français des LGV et sur les autres parties du réseau ferré national, quatre systèmes de sécurité doivent être installés et paramétrés à bord des trains :

  • le système de signalisation et de sécurité interopérable européen, ERTMS (pour les voies du réseau de LGV équipées de ce système en France) ;
  • le système de signalisation et de sécurité français spécifique aux LGV françaises, développé à la fin des années 1970 et actualisé dans les années 1990, la TVM (Transmission Voie Machine) ;
  • le cas échéant, le système, spécifique au réseau de LGV français, de contrôle du bon positionnement des trains par GPS, le KARM (Contrôle d’ARMement de la TVM) ;
  • le système KVB (Contrôle de Vitesse par Balise) de signalisation et de sécurité spécifique au réseau ferroviaire français, nécessaire pour circuler sur la quasi-totalité du réseau et sur le réseau LGV pour réaliser certaines fonctions annexes et contrôler le fonctionnement effectif de la TVM.

Du fait d’un déploiement partiel du système européen interopérable de signalisation et de sécurité sol-bord, ERTMS, sur les LGV françaises (seulement 40 % du réseau français de LGV est équipé de l’ERTMS), les opérateurs ferroviaires nouveaux entrants sont dans l’obligation :

  • d’acquérir et de paramétrer les systèmes de signalisation et de sécurité français (TVM, KARM et KVB), développés spécifiquement pour la SNCF il y a plus de quarante ans pour les plus anciens ;
  • de trouver et mettre en œuvre des solutions techniques spécifiques pour les faire fonctionner a minima sans conflits, le cas échéant, avec des équipements ERTMS et/ou des systèmes nationaux d’autres pays déjà installés dans les matériels roulants, en particulier dans le cas des opérateurs ferroviaires historiques qui mobilisent leur parc existant de trains à grande vitesse pour assurer des services internationaux.

Si l’acquisition des équipements domestiques de signalisation et de sécurité embarqués pour circuler sur les LGV françaises ne semble pas poser de difficultés insurmontables, leur implémentation et, le cas échéant, leur interfaçage avec d’autres systèmes déjà installés peuvent, en revanche, s’avérer très complexes, peu efficients et coûteux, du fait (i) de la duplication d’équipements qui accomplissent des fonctions équivalentes et (ii) des frais d’étude et de conception ad hoc engendrés. Ces opérations requièrent ainsi un haut niveau d’expertise et une expérience pointue d’exploitant ferroviaire sur les LGV françaises, dont ne disposent pas, par définition, les nouveaux entrants. Dans ces conditions, l’homologation de nouveaux matériels roulants ou de matériels roulants qui ont été modifiés pour circuler sur les LGV françaises, en vue de les autoriser à circuler sur le réseau à grande vitesse français, peut s’avérer particulièrement difficile à obtenir.


Un troisième frein concerne la maintenance des matériels roulants aptes à la grande vitesse. L’implantation d’un centre d’entretien permettant d’assurer l’ensemble des opérations de maintenance courante d’exploitation nécessite en effet un investissement initial très important qui peut s’avérer économiquement non viable dans le cadre d’une phase de développement de nouveaux services ferroviaires, en l’absence d’économies d’échelle suffisantes. De plus, l’implantation d’installations de maintenance nécessite la disponibilité de surfaces foncières raccordables à l’infrastructure ferroviaire et positionnées géographiquement de manière appropriée par rapport à la localisation de l’exploitation des services de transport ferroviaire. Dans ces conditions, l’accès régulé aux centres d’entretien exploités par SNCF Voyageurs peut s’avérer incontournable, au moins durant la phase de développement des services (cf. section 2.2.2).

Un quatrième frein concerne le processus de répartition des capacités, qui doit évoluer pour offrir davantage de visibilité aux opérateurs. Un opérateur ferroviaire désireux d’entrer sur le marché aux fins de fournir des services librement organisés, notamment sur le réseau des LGV en France, souhaitera disposer de certaines garanties en termes de capacités d’infrastructure et de visibilité afin d’assurer la pérennité économique de ses éventuels investissements en ressources de production du service (matériel roulant et personnel en propre). Or, le processus de répartition des capacités sur l’infrastructure de SNCF Réseau, comme celui des autres gestionnaires d’infrastructure européens régis par la directive 2012/34/UE, n’attribue les capacités qu’à quelques mois seulement du début de l’horaire de service et pour une durée maximum d’un an. Ce processus présente donc la particularité de ne conférer aucune garantie d’attribution de capacités avant l’attribution ferme des sillons, mi-septembre pour le cas français. Les accords-cadres, prévus par l’article 42 de la directive 2012/34/UE, afférents aux capacités de l’infrastructure ferroviaire, permettent aux gestionnaires d’infrastructure de contractualiser certaines garanties de moyen et long termes relatives à la préservation de capacités d’infrastructure (toutefois limitées en cas de saturation constatée au moment des attributions). Actuellement, aucun accord-cadre de capacités d’infrastructure n’est en vigueur, en France, pour des services de transport de voyageurs.


Enfin, un cinquième frein potentiel a pu être évoqué par les nouveaux entrants et concerne la vérification de la compatibilité des matériels roulants ferroviaires avec l’infrastructure. Le droit européen et le droit national prévoient en effet que les entreprises ferroviaires sont désormais responsables de la vérification de la compatibilité de leurs matériels roulants avec les itinéraires qu’elles envisagent d’emprunter sur le réseau ferroviaire. Toutefois, un certain nombre de difficultés se posent : en effet, si SNCF Réseau a presque totalement achevé la complétude du registre de l’infrastructure qu’il est chargé de tenir en tant que gestionnaire de l’infrastructure (RINF), la vérification de la compatibilité, sur la base du RINF, qui incombe aux entreprises ferroviaires, requiert des compétences qui peuvent être difficiles à acquérir pour un opérateur nouvel entrant.

Dans ce contexte, plusieurs recommandations peuvent être formulées dans l’objectif d’accompagner le développement de services à grande vitesse dans le cadre de l’ouverture à la concurrence des services ferroviaires domestiques de voyageurs :

  • favoriser le développement de sociétés de type « ROSCO » assurant la gestion d’une flotte de matériels roulants ainsi que le développement et la structuration d’un marché d’occasion des matériels roulants ; dans ce cadre, favoriser, lors de la réforme des matériels roulants aptes à la grande vitesse de l’opérateur historique, la publication d’annonces incluant toutes les données techniques susceptibles de faciliter son rachat par un opérateur tiers (s’agissant de l’amiante en particulier) ;
    • afin de favoriser une interopérabilité complète et une optimisation de l’usage de l’infrastructure ferroviaire à grande vitesse :rendre plus transparentes, lisibles et accessibles les informations utiles pour le paramétrage et l’homologation des matériels roulants ferroviaires. SNCF Réseau pourrait, a minima, jouer un rôle de point d’entrée officiel sur ce sujet et l’accès aux compétences de SNCF Voyageurs pourrait davantage être institutionnalisé et balisé ;
    • accélérer la poursuite du déploiement de l’ERTMS sur le réseau LGV français sur la base d’une analyse mettant en exergue les gains socio-économiques nets attendus de ce déploiement, y compris en envisageant des modalités de financement inédites pour le favoriser (utilisation des possibilités offertes par le §3 de l’article 32 de la directive 2012/34/UE) ;
  • mettre en place une offre de service assortie d’une offre tarifaire transparente et équitable, par SNCF Réseau, relative à la vérification de compatibilité des matériels roulants selon la complexité des équipements, établie en prenant en compte un matériel roulant type, et inclure les formations à la vérification de compatibilité des matériels roulants au catalogue de services de SNCF Réseau ;
  • poursuivre l’amélioration des conditions d’accès (transparence, simplicité, exhaustivité) aux installations de service, en particulier les installations d’entretien des matériels roulants aptes à la grande vitesse de SNCF Voyageurs et les voies de garage exploitées par SNCF Réseau et SNCF Voyageurs ;
  • explorer la possibilité offerte par le cadre juridique européen de mettre en place des accords-cadres entre le gestionnaire d’infrastructure et des opérateurs ferroviaires souhaitant disposer de certaines garanties de disponibilité et de visibilité en termes de capacité de l’infrastructure, notamment dans le cas des opérateurs ferroviaires désireux d’exploiter, de manière pérenne, des SLO de transport ferroviaire à grande vitesse en France.